Le traitement des pensions des fonctionnaires d'État en comptabilité nationale et son impact sur le calcul des dépenses publiques et du PIB
Une note du Conseil d’Analyse Économique, faisant elle-même suite à une étude de l’Institut des Politiques Publiques, a récemment proposé de modifier les normes de comptabilité nationale sur le traitement des pensions des fonctionnaires d’État. En effet, à l’heure actuelle, toutes les opérations budgétaires relatives aux pensions de retraite des fonctionnaires d’État sont enregistrées dans un “compte d’affectation spéciale” qui doit légalement être à l’équilibre.1 L’une des conséquences de cette norme comptable et de cette obligation légale est que la contribution employeur au régime de retraite de la fonction publique est calculée de manière à équilibrer les comptes.2 En d’autres termes, pour faire simple, la différence entre le total des pensions versées aux retraités de la fonction publique d’État et le total des cotisations salariales versées par les fonctionnaires en place est considérée sur le plan comptable comme des cotisations employeurs versées par l’État.3 Le résultat est que l’État est réputé verser des cotisations employeurs pour les retraites des fonctionnaires qui, en proportion de leur traitement brut, correspondent à des taux exorbitants : 74,28% pour les civils et 126,07% pour les militaires contre 16,67% dans le privé.
En réalité, l’intégralité des sommes en question ne peuvent pas être raisonnablement considérées comme des cotisations employeurs pour les retraites des fonctionnaires, mais recouvrent trois choses différentes : 1) une subvention d’équilibre versée par l’État pour compenser la démographie défavorable du régime de la fonction publique d’État, 2) le financement des dispositifs de solidarité dont bénéficient les retraités de la fonction publique d’État et qui ont vocation à être financés par l’impôt plutôt que par les cotisations sociales et 3) les cotisations employeurs proprement dites pour les retraites des fonctionnaires d’État. Sur le premier type de dépenses, dans un système de retraite par répartition où plusieurs régimes coexistent, il n’y a aucune raison que le ratio entre les cotisants et les retraités soit le même dans tous les régimes et, dès lors qu’aucun régime n’offre des conditions plus favorables qu’un autre (ce qui était le cas en France historiquement mais l’est beaucoup moins aujourd’hui avec l’alignement entre les régimes), il est logique que les régimes où la démographie est plus favorable contribuent au financement des autres par des transferts.
En l’occurrence, le ratio entre cotisants et retraités est particulièrement défavorable dans le régime de la fonction publique d’État, pour essentiellement deux raisons. D’abord, en raison de la privatisation d’un certain nombre d’entreprises où une partie des employés étaient affiliés au régime de la fonction publique d’État, le régime de la fonction publique a perdu beaucoup de cotisants alors qu’il doit toujours payer les pensions des employés des entreprises privatisées qui avaient été embauchés avant la privatisation et sont depuis partis à la retraite. D’autre part, alors que la masse salariale dans le privé croît peu ou prou au même rythme que la population active, la masse salariale du public a été soumise a une gestion rigoureuse depuis quelques décennies dans le cadre des efforts pour contrôler la dépense publique et a donc crû de façon beaucoup moins dynamique, ce qui a eu pour effet une dégradation continue du ratio entre cotisants et retraités du régime de la fonction publique d’État. Il existe des transferts de compensation démographique entre régimes, qui en théorie devrait régler ce problème, mais qui en pratique sont minuscules par rapport aux besoins réels et n’enlèvent donc pas grand-chose à la nécessité d’un transfert de l’État pour équilibrer le régime de la fonction publique d’État.
Les sommes versées par l’État au “compte d’affectation spéciale” pour les retraites des fonctionnaires incluent aussi le financement d’un certain nombre de dispositifs qui, dans les autres régimes, sont pris en charge par d’autres branches de la sécurité sociale mais financées par l’impôt et qu’il est donc injustifié de considérer comme des cotisations employeurs pour les retraites des fonctionnaires. Par exemple, dans le cadre d’une politique d’encouragement de la natalité, les gens ayant eu trois enfants ou plus bénéficient d’une majoration du montant de leur pension de retraite. Dans le privé, cette majoration est financée par la branche famille de la sécurité sociale, mais dans le public elle est prise en charge par le régime de retraite de la fonction publique d’État. De la même façon, les pensions d’invalidité relèvent dans le régime général de la branche maladie et non pas de la branche vieillesse, alors que dans le public elles sont versées par le régime de retraite de la fonction publique d’État. Ces dépenses et d’autres du même genre, bien que prenant la forme de pensions ou de majoration de pensions versées à des retraités, relèvent plutôt de la solidarité nationale et devraient en toute logique être financées par l’impôt.
Si les sommes versées par l’État au “compte d’affectation spéciale” incluent en réalité non pas seulement des cotisations employeurs, ayant la même signification économique que les cotisations versées par les employeurs privés, mais aussi une subvention d’équilibre et le coût de dispositifs relevant de la solidarité nationale et financés par l’impôt dans le privé, quel taux doit-on appliquer à la masse salariale de la fonction publique pour mesurer le montant des cotisations employeurs proprement dites que verse l’État pour les retraites des fonctionnaires ? On pourrait appliquer le même taux que dans le privé, mais ce serait injustifié car l’assiette sur laquelle sont assises les cotisations dans le public représente une part bien plus faible de la rémunération totale. En effet, dans la fonction publique d’État, cette assiette exclut les primes qui représentent pourtant 24% de la rémunération totale en moyenne. L’auteur de la note du CAE suggère en première analyse un simple ajustement du taux global de cotisation dans le privé pour tenir compte des différences d’assiette, ce qui donne (16,46% + 11,31%) / (100% - 24%) = 36,54%, puis de prendre la différence entre ce taux et le taux de cotisation salariale dans le public pour obtenir un taux de cotisation employeur de 36,54% - 11,1% = 25,44%.4
Comme l’auteur de la note du CAE l’explique elle-même, reprenant l’étude de l’IPP, il y a cependant plusieurs problèmes avec cette procédure. D’abord, comme nous l’avons déjà vu, les transferts de compensation démographique entre régimes sont très insuffisants et ne couvrent qu’une infime partie des différences de ratios cotisants/retraités entre les différents régimes. Si nous avions un régime universel de retraite et que le taux global de cotisation était celui qui prévaut actuellement dans le régime général, il serait nettement déficitaire, ce qui veut dire qu’en pratique le régime général bénéficie d’une subvention implicite de la part de l’État et que le taux global de cotisation dans le privé est sous-estimé. On peut estimer qu’il serait légitime que l’État subventionne le système de retraite par des transferts financés par l’impôt, de fait cela fait longtemps que notre système de retraite est sorti d’une logique purement “assurantielle” et la part des dépenses de retraite financées par l’impôt plutôt que les cotisations ne cesse de croître, mais comme le disent à juste titre les auteurs de l’étude de l’IPP il serait absurde de considérer cette subvention comme un élément du coût salarial des fonctionnaires.5
Or, si le taux de cotisation global du régime général est sous-estimé, cela signifie qu’en appliquant la même procédure que ci-dessus pour tenir compte des différences d’assiette avec un taux de cotisation plus réaliste pour le privé on obtiendrait un taux de cotisation employeur plus élevé dans le public. D’un autre côté, il n’y aucune raison de penser que, par rapport à la masse salariale, les dispositifs relevant de la solidarité nationale qui ont vocation à être financés par l’impôt coûtent aussi cher dans le public que dans le privé, car ils dépendent de caractéristiques des emplois et de la main-d’oeuvre, comme la pénibilité des métiers et la proportion de femmes, qui ne sont probablement pas les mêmes dans le public et dans le privé. Les auteurs de l’étude de l’IPP ont donc utilisé une approche consistant, non pas à prendre le taux de cotisation du privé et à faire un simple ajustement pour tenir compte des différences d’assiette, mais à estimer directement d’une part les dépenses qui relèvent de la solidarité nationale et d’autre part le transfert que le régime général devrait verser à celui de la fonction publique d’État pour compenser intégralement son déséquilibre démographique, puis à calculer le taux de cotisation à partir de ce qui reste une fois qu’on a retiré tout cela des sommes actuellement versées au “compte d’affectation spéciale”.
En utilisant cette méthode, les auteurs de l’étude de l’IPP trouvent un taux de cotisation employeur de 34,7%, mais eux-mêmes reconnaissent qu’il ne s’agit que d’une estimation approximative qui a vocation à être affinée par les services de l’État avec les données plus complètes dont ils disposent. De fait, l’auteur de la note du CAE que le taux de 34,7% est probablement une borne supérieure et que le taux qu’il faudrait retenir est sans doute compris entre celle-ci et le taux de 25,44% qu’elle obtient en faisant un simple ajustement pour les différences d’assiette, qui lui est plutôt une borne inférieure. En effet, non seulement les auteurs de l’IPP n’ont pas soustrait du montant versé par l’État au “compte d’affectation spéciale” tous les dispositifs qui relèvent de la solidarité nationale, mais de plus leur estimation de la compensation démographique repose uniquement sur le nombre de cotisants et de retraités sans tenir compte du fait que les salaires dans le public ont baissé par rapport à ceux dans le privé. Toutefois, faute de pouvoir estimer plus précisément le taux, je suivrai dans cet article l’auteur de la note du CAE qui en dépit de ces réserves a retenu le taux de l’IPP pour ses calculs.
L’auteur de la note du CAE propose une révision des normes de la comptabilité nationale consistant à requalifier la partie des sommes versées au “compte d’affectation spéciale” qui ne correspondent pas vraiment à des contributions employeurs pour les retraites mais relèvent plutôt d’une subvention d’équilibre démographique ou du financement de dispositifs relevant de la solidarité nationale. Concrètement, elle propose que cette partie des sommes en question, dont à l’heure actuelle l’intégralité est comptabilisée en emplois dans le compte d’exploitation des administrations publiques en D122 et en ressources dans le compte de distribution secondaire du revenu des administrations publiques en D612 (“cotisations sociales imputées à la charge des employeurs” dans le système européen de comptabilité nationale), soit requalifiée en transfert de l’État vers le régime de retraite des fonctionnaires et comptabilisée en emplois et en ressources dans le compte de distribution secondaire du revenu des administrations publique en D73 (“transferts courants entre administration publiques” dans le système européen de comptabilité nationale).6 En 2023, l’État a versé au “compte d’affectation spéciale” 39,6 milliards au titre des fonctionnaires civils et 10,8 milliards au titre des fonctionnaires militaires soit un total de 50,4 milliards, donc avec cette révision des normes comptables les cotisations employeurs que l’État verse pour les retraites des fonctionnaires seraient réduites de 39,6 Md€ - 39,6 Md€ * 34,7% / 74,28% + 10,8 Md€ - 10,8 Md€ * 34,7% / 126,07% = 28,9 milliards d’euros et cette somme serait requalifiée en transfert de l’État vers les administrations de sécurité sociale.7 Une conséquence de cette révision des normes comptables, comme le soulignent à la fois l’auteur de la note du CAE et les auteurs de l’étude de l’IPP, c’est que les dépenses publiques baisseraient d’autant.
Pour comprendre pourquoi, il faut toutefois se plonger dans des détails un peu ésotériques de la comptabilité nationale. Il peut sembler étrange que, simplement en requalifiant une partie des sommes que l’État verse au “compte d’affectation spéciale” pour les retraites des fonctionnaire en transfert plutôt qu’en cotisations employeurs, on réduise la dépense publique. Après tout, peu importe comment on choisit d’appeler ces dépenses, ça ne change rien au fait qu’elles ont lieu ni à leur montant total. En comptabilité nationale, les transferts entre administrations publiques sont “consolidés” dans le compte du secteur public au niveau le plus agrégé (S13 dans le système des comptes nationaux européen), puisqu’ils sont considérés comme de simples mouvements de trésorerie interne et ils n’entrent donc ni dans les dépenses ni dans les recettes publiques. Cela semble tout à fait logique, puisque si une administration publique (l’État par exemple) verse une certaine somme à une autre (une collectivité territoriale par exemple), ce transfert représente bien une dépense au niveau de l’administration publique qui verse cette somme et une recette pour celle qui la reçoit mais il est neutre au niveau des administrations publiques dans leur ensemble. Bien qu’un tel transfert fasse l’objet de deux écritures dans les comptes, une comme dépense dans le compte de l’administration publique qui verse et une autre comme recette dans le compte de celle qui reçoit, ces deux écritures se compensent exactement dans le compte des administrations publiques dans leur ensemble et par conséquent elles ne sont pas prises en compte dans le calcul des dépenses et des recettes publiques à ce niveau.8
Mais ce n’est pas le cas pour les cotisations employeurs, car la comptabilité nationale adopte une interprétation économique de ces dernières, d’après laquelle elles font partie de la rémunération des salariés et sont donc réputées leur être versées même si en pratique elles ne transitent jamais sur leur compte en banque. Les cotisations employeurs payées par l’État sont donc comptabilisées une première fois comme dépense en tant que rémunérations versées aux fonctionnaires en place (D122 dans le compte d’exploitation des administrations publiques), puis comme recette en tant que cotisations que ces derniers sont réputés verser au régime de retraite (D612 dans le compte de distribution secondaire du revenu des administrations publiques), avant d’être finalement comptabilisées à nouveau comme dépense en tant que pensions versées par celui-ci aux fonctionnaires à la retraite (D622 et D623 dans le compte de distribution secondaire du revenu des administrations publiques). La comptabilité nationale introduit donc un circuit fictif dans lequel l’État verse aux fonctionnaires en poste les cotisations employeurs comme élément de leur rémunération, lesquels à leur tour versent cet argent au régime de retraite des fonctionnaires, qui le verse enfin aux fonctionnaires à la retraite sous forme de pension, même si en réalité les sommes en question sont versées directement par l’État aux fonctionnaires à la retraite sans jamais passer par le compte en banque des fonctionnaires en poste ni par une caisse de retraite.9
Cela peut sembler artificiel mais ça a du sens dès lors qu’on les cotisations employeurs sont en réalité payées par les salariés et font donc partie du coût du travail pour l’employeur. Dans le mesure où l’incidence réelle des cotisations employeurs porte sur les salariés, il est vrai en un sens que c’est une partie de leur rémunération qu’ils versent à la sécurité sociale en échange d’un service (à savoir un flux de revenus futur sous la forme de pensions qui leur seront versées quand ils seront à la retraite), c’est juste que les versements en question sont obligatoires et qu’ils n’ont donc pas d’autre choix que d’acheter ce service. Dès lors qu’on accepte que, du point de vue économique, les cotisations employeurs font partie de la rémunération des salariés, il est normal de les considérer comme de la dépense publique car elles ne restent pas à l’intérieur du secteur des administrations publiques mais en sortent pour constituer un revenu dans un autre secteur institutionnel, à savoir celui des ménages. De la même façon, dès lors qu’on accepte que cet argent appartient vraiment aux salariés qui le versent aux organismes de sécurité sociale en échange de prestations (même si en pratique ils n’ont pas le choix), il est normal de considérer que c’est une recette publique car il ne vient pas d’une autre administration publique mais d’un autre secteur institutionnel, à savoir celui des ménages. Dans le cas des transferts courants entre administrations publiques, en revanche, l’argent ne sort jamais du secteur des administrations publiques et ces transferts ne sont vraiment rien de plus que des mouvements de trésorerie internes.
C’est d’ailleurs sur cette interprétation économique des cotisations employeurs que reposent implicitement l’argument de l’auteur de la note du CAE et des auteurs de l’étude de l’IPP qu’il faudrait requalifier une partie des sommes actuellement comptabilisées en tant que cotisations employeurs versées par l’État aux fonctionnaires en poste. En effet, cela n’a du sens de considérer les cotisations employeurs pour la retraite comme un élément de la rémunération des salariés que dans la mesure où il correspond à un service réel qu’obtiennent ces derniers en contrepartie, mais si comme c’est le cas en ce qui concerne les cotisations employeurs que verse l’État pour les retraites des fonctionnaires une partie de cette somme ne sert pas à financer les retraites des fonctionnaires à proprement parler, mais d’une part sert à financer des dispositifs relevant de la solidarité nationale qui ont vocation à être financés par l’impôt et d’autre part constitue une subvention implicite aux autres régimes de retraite qui ne font pas les transferts nécessaires pour compenser le déséquilibre démographique du régime de la fonction publique d’État, alors c’est injustifié.
Par conséquent, si on requalifie une partie des cotisations employeurs versées par l’État au “compte d’affectation spéciale” pour les retraites des fonctionnaires en transferts, cela va mécaniquement réduire la dépense publique. En effet, même si ça ne changera rien au montant totale des pensions qui seront versées aux fonctionnaires à la retraite, le montant des cotisations employeurs réputées être versées par l’État aux fonctionnaires en poste comme élément de leur rémunération sera en revanche réduit et du fait du circuit fictif introduit par la comptabilité nationale cette dépense est comptabilisée séparément de la dépense consistant au versement des pensions des fonctionnaires à la retraite. Toutefois, cette baisse de la dépense publique ne se traduira pas par une baisse du déficit, car la requalification d’une partie des cotisations employeurs versées par l’État pour les retraites des fonctionnaires en transferts baissera d’autant les cotisations réputées être versées par les salariés pour leur retraite et donc les recettes publiques.10 Puisque les recettes publiques baisseront d’un montant égal aux dépenses publiques, le déficit des administrations publiques restera inchangé.
Mais ce n’est pas neutre pour autant et cela pour plusieurs raisons. D’abord, dans la mesure où le problème que cette révision des normes comptables a pour but de corriger n’existe pas ou moins dans les autres pays, les comparaisons internationales de dépenses publiques sont faussées en l’absence de cette révision. En effet, comme la plupart des pays utilisent le même système de comptabilité nationale (qui repose sur une interprétation économique des cotisations employeurs), il est vrai partout que les montants enregistrés en D122 et D612 dans les comptes des administrations publiques affectent les dépenses et recettes publiques alors que ceux enregistrés en D73 n’ont aucun impact sur les dépenses et recettes publiques au sens de la comptabilité nationale. Par conséquent, si les cotisations employeurs que verse l’État pour les retraites des fonctionnaires en France incluent non seulement des cotisations au sens économique du terme mais aussi une subvention implicite au système de retraite et le financement de dispositifs relevant de la solidarité nationale, mais que ce n’est pas le cas dans les autres pays, cela fera apparaître les dépenses publiques comme plus élevées en France par rapport aux autres pays qu’elles ne le sont en réalité. De la même façon, dès lors que les cotisations employeurs que verse l’État pour les retraites des fonctionnaires sont de plus en plus gonflées artificiellement parce qu’elles incluent davantage que des cotisations au sens économique du terme (ce qui est le cas puisque le déséquilibre démographique que la subvention implicite de l’État doit compenser n’a eu de cesse de s’aggraver), les comparaisons du niveau de dépenses publiques en France à travers le temps sont aussi faussées en l’absence d’une révision des normes comptables.11
D’autre part, dans la mesure où la part des sommes versées au “compte d’affectation spéciale” pour les pensions dans le budget des différents ministères n’est pas la même (notamment parce que la part des salaires dans le budget varie d’un ministère à l’autre), cette révision des normes comptables change la répartition des dépenses publiques entre les différents ministères. Cela signifie en effet que la somme qui est “sortie” des cotisations employeurs représentera une part différente des dépenses dans les différents ministères. Au-delà de la répartition, dans la mesure où actuellement les cotisations employeurs ne reflètent pas seulement le coût réel du travail dans la fonction publique mais une subvention aux autres régimes de retraite et un financement de dispositifs relevant de la solidarité nationale qui devraient être financés par l’impôt, cette révision des normes comptables permettrait aux dépenses par ministère de mieux refléter la quantité de ressources que l’État alloue vraiment à ses différentes fonctions. À l’heure actuelle, en l’absence d’une révision des normes comptables pour requalifier une partie des cotisations employeurs que verse l’État pour les retraites des fonctionnaires en transferts, une partie des ressources qui sont censées être allouées aux différentes fonctions de l’État comme la sécurité ou l’éducation sont en réalité une subvention aux autres régimes de retraite et un financement de dispositifs relevant de la solidarité nationale et n’ayant pas forcément vocation à être comptabilisé dans les dépenses des ministères en charge de ces fonctions.12
Cette révision des normes comptables permettrait aussi de mieux apprécier comment les ressources allouées à chaque fonction ont véritablement évolué dans le temps. En effet, si on veut apprécier les ressources que l’État affecte à ses différentes missions, c’est la véritable rémunération du travail des fonctionnaires qui nous intéresse et à l’heure actuelle une partie des sommes censées constituer la rémunération du travail des fonctionnaires d’État sont en réalité une subvention implicite au système de retraite. Si cette subvention augmente parce que la démographie du régime de la fonction publique devient plus défavorable, mais que rien d’autre ne change, il semble trompeur de considérer que l’État consacre davantage de ressources à ses missions de service public que par le passé. Par exemple, si le Ministère de l’Éducation nationale emploie le même nombre d’enseignants par élève que par le passé mais que ça lui coûte plus cher parce qu’entretemps le nombre d’actifs par retraité dans la fonction publique a diminué et que les cotisations à la charge de l’État pour les pensions des enseignants à la retraite ont augmenté en conséquence, il semble étrange de considérer que l’État consacre davantage de ressources à l’instruction des enfants que par le passé.13 Dans le cadre normatif actuel, c’est vrai sur le plan comptable, mais dans la mesure où les normes comptables devraient être révisées pour requalifier une partie des cotisations à la charge de l’État en transfert (parce que sur le plan économique une partie des cotisations de retraite versées par l’État ne relèvent pas vraiment de la rémunération du travail), il semble plus juste de dire que la comptabilité nationale sous-estimait les ressources affectées à l’éducation par le passé et qu’elle les surestime aujourd’hui mais qu’en réalité elles sont restées inchangées.14
Mais peut-être que l’impact le plus significatif, qui étrangement n’a pourtant été noté ni par les auteurs de l’étude de l’IPP ni par l’auteur de la note du CAE, c’est que le PIB est actuellement surestimé. Pour comprendre pourquoi, il faut à nouveau se pencher sur les principes de la comptabilité nationale. Le PIB est la somme de la valeur ajoutée produite au cours d’une unité de temps, typiquement une année ou un trimestre. La valeur ajoutée est la valeur de la production finale moins celle de la consommation intermédiaire, c’est-à-dire des biens et services consommés au cours du processus de production. La valeur des biens et services, que ce soit pour la production finale ou la consommation intermédiaire, est calculée en multipliant la quantité de chaque produit par son prix de marché.15 Le problème c’est que, dans le cas de la production non-marchande (qui constitute l’essentiel des services produits par l’État), il n’y a pas de prix de marché. La comptabilité nationale a donc adopté la convention de mesurer la valeur de la production du secteur public par la somme des coûts de production, c’est-à-dire les salaires versés aux fonctionnaires ainsi que les coûts des autres entrants et la consommation de capital public au cours du processus de production. La rémunération des fonctionnaires constitue par conséquent l’essentiel de la valeur ajoutée produite par le secteur public. Or, comme nous l’avons vu, la rémunération des fonctionnaires inclut l’ensemble des cotisations employeurs que verse l’État, y compris celles qu’il verse pour les retraites des fonctionnaires. Si on révise les normes comptables de manière à requalifier une partie de ces cotisations en transferts, la valeur ajoutée produite par l’État et donc le PIB en sont réduits d’autant.
L’impact de cette révision n’est pas négligeable puisque, comme nous l’avons vu, on peut estimer à 28,9 milliards d’euros la part des cotisations employeurs que l’État verse pour les retraites des fonctionnaires qui devrait être requalifiée en transfert.16 Cela veut dire qu’en 2023, le PIB était de 2 793,6 milliards d’euros et non pas de 2 822,5 milliards d’euros, chiffre donné par l’INSEE qui serait donc surestimé de plus de 1% par rapport au véritable PIB. Comme nous l’avons vu, les auteurs de l’étude de l’IPP et l’auteur de la note du CAE note à juste titre que les dépenses comme les recettes publiques sont moins importantes que ce que disent les chiffres officiels quand on mesure correctement les cotisations employeurs que verse l’État pour les retraites des fonctionnaires, mais il surestiment l’impact en proportion du PIB car ils ne se sont apparemment pas rendu compte que cette révision des normes comptables entraînait aussi une baisse du PIB et donc du dénominateur quand on calcule les dépenses et les recettes publiques en pourcentage du PIB. L’auteur de la note du CAE explique ainsi que, quand on corrige les comptes de la sorte, le poids des dépenses publiques baisse de 57% du PIB à 56%, ce qui met la France au même niveau que la Finlande. Mais en réalité il passe de 57% à 56,5%, ce qui est toujours un demi-point de PIB au dessus de la Finlande, donc la France reste le champion indétrôné de la dépense publique en Europe même quand on effectue cette correction.
Plus exactement, c’est le solde cumulé qui doit être à l’équilibre d’après la loi, donc le compte peut être déficitaire certaines années dès lors qu’il était suffisamment excédentaire les années précédentes. En pratique la différence entre les dépenses et les recettes est généralement faible.
En réalité, il y a 6 régimes de retraite différents pour les agents publics, dont seulement 2 sont concernés par le “compte d’affectation spéciale” en question : le régime de la fonction publique d’État et le régime des ouvriers d’État.
Dans les faits, c’est un peu plus compliqué que cela car le “compte d’affectation spéciale” a d’autres recettes comme les transferts de compensation démographique entre régimes, mais celles-ci sont négligeables et peuvent être ignorées dans cet article.
Ce calcul suppose que l’État prendrait à sa charge l’ajustement à la hausse du taux de cotisation salariale nécessaire pour aboutir au même taux global que dans le privé une fois prises en compte les différences d’assiette. Il faut aussi noter que l’auteur de la note du CAE a utilisé le taux de cotisation employeur de 2023, 16,46% plutôt que 16,67% aujourd’hui, car il s’agit de la dernière année pour laquelle certaines des données qu’elle utilise sont disponibles et que je fais la même chose dans cet article pour les mêmes raisons.
Du point de vue économique, le coût du travail est déterminé par la productivité des travailleurs, les prix dans l’économie, les préférences pour la consommation et le loisir des travailleurs et les taxes. On pourrait dire que, dans la mesure où les cotisations de retraite sont une taxe, le fait que leur taux soit plus élevé dans le public signifie que le coût du travail y est aussi plus élevé. Mais comme nous l’avons vu, une partie des cotisations de retraite à la charge de l’État pour les retraites des fonctionnaire doit plutôt être vue comme une subvention implicite au système de retraite qui compense la démographie plus défavorable de la fonction publique, plutôt qu’un élément de la rémunération des fonctionnaires à proprement parler. Si l’État avait un système de retraite par capitalisation ou un système par répartition avec un régime universel, l’État n’aurait pas besoin de payer davantage que les autres employeurs pour rémunérer ses travailleurs.
Si vous ne comprenez pas ce langage barbare, ne vous inquiétez pas, je vais bientôt expliquer ce que ça veut dire.
Pour être précis, le montant enregistré en emplois dans le compte d’exploitation en D122 serait réduit de 28,9 milliards d’euros, tout comme le montant enregistré en ressources dans le compte de distribution secondaire du revenu en D612, tandis que le montant enregistré en emplois et en ressources dans le compte de distribution secondaire du revenu en D73 serait augmenté de la même somme.
Comme l’explique le manuel du système des comptes nationaux européens au paragraphe 4.118, ce n’est toutefois pas le cas des “opérations pour compte”, qui font l’objet d’une seule écriture dans le compte de l’administration publique pour le compte duquel une autre réalise l’opération. Cela se produit notamment quand une administration publique, typiquement l’État, perçoit des impôts dont tout ou une partie du produit doit automatiquement être cédé à une autre administration publique, comme les collectivités territoriales. Dans ce cas, ce transfert n’est pas enregistré en D73 comme dépense dans le compte de l’administration qui collecte l’impôt et comme recette en D73 dans le compte de celle qui reçoit tout ou partie du produit de cet impôt, mais uniquement comme recette dans le compte de cette dernière dans une opération qui dépend de la nature de l’impôt en question.
Les fonctionnaires d’État n’ont en effet pas de caisse de retraite autonome et l’État verse directement leurs pensions aux fonctionnaires à la retraite. Le “compte d’affectation spéciale” par lequel transitent les pensions ainsi que les cotisations et autres ressources servant à financer les pensions n’est en effet pas une unité institutionnelle distincte de l’État comme les caisses de retraite et sert juste à retracer les dépenses et recettes pour les fonctionnaires d’État.
Voir la note 6 ci-dessus pour le détail des changements que cette révision des conventions de comptabilité nationale entraînerait dans les comptes des administrations publiques.
Les auteurs de l’étude de l’IPP et l’auteur de la note du CAE évoque seulement l’impact de cette révision des normes comptables sur les comparaisons internationales, mais il y a aussi un impact sur les comparaisons dans le temps en France. Je reviendrai plus tard sur ce point quand je parlerai de l’impact sur la mesure de la croissance.
Je dis “pas forcément” car, pour certains de ces dispositifs, cela peut avoir du sens d’attribuer leur coût à certains ministères, même si on considère qu’ils relèvent de la solidarité nationale ou qu’en tout cas ils ont vocation à être financés par l’impôt plutôt que par les cotisations sociales car elles ne relèvent pas de la retraite à strictement parler. Par exemple, certaines catégories de fonctionnaires comme les militaires bénéficient de droits spéciaux, comme celui de partir à la retraite beaucoup plus tôt que les autres salariés, en vertu de la dangerosité ou de la pénibilité de leur métier. Dans la mesure où ces avantages sont accordés afin de permettre à l’État d’assurer certaines missions régaliennes comme la défense nationale qui bénéficie à tout le monde, il semble plus logique de les financer par l’impôt plutôt que par des cotisations qui sont payées par tous les fonctionnaires et seulement par eux. Toutefois, comme on sait à quels ministères sont rattachés les fonctionnaires qui bénéficient de ces avantages, il est possible d’allouer leurs coûts séparément à chacun de ces ministères sans pour autant considérer qu’ils font partie de leurs coûts salariaux.
Pour les besoins de mon arguments, il faut aussi supposer que, à l’exception de la subvention implicite au système de retraite qui passe dans les cotisations à la charge de l’État, la rémunération des enseignants n’a pas augmenté pendant la période en question.
De ce point de vue, je suis en désaccord avec François Ecalle, qui a récemment critiqué l’argument que la subvention implicite au système qui passe dans les cotisations de retraite versées par l’État pour les pensions des fonctionnaires gonflait artificiellement les dépenses publiques d’éducation.
La justification de cette pratique est que, d’après la théorie économique, si l’économie est parfaitement concurrentielle, alors à la marge les prix de marché reflètent les coûts d’opportunité tant sur le plan de la production (c’est-à-dire qu’ils nous informent sur la quantité des autres produits qu’il faudrait renoncer à produire si on voulait produire une unité de plus d’un produit donné) que sur celui de la consommation (c’est-à-dire qu’ils nous informent sur la quantité des autres produits qu’il faudrait consommer pour obtenir le même degré de satisfaction que si on consommait une unité de plus d’un produit donné). Cette justification pose un certain nombre de problèmes, mais c’est une histoire pour une autre fois.
Il s’agit même probablement d’une sous-estimation puisque cette estimation repose sur un taux de cotisation employeur pour les retraites des fonctionnaires d’État de 34,7%, qui comme nous l’avons aussi noté est une borne supérieure du taux qu’il faudrait retenir, de sorte que l’impact sur le PIB de la révision des normes comptables que je donne dans le texte de l’article est une borne inférieure de l’impact réel.

